Nathalie Sarraute

    Seule une longue habitude, devenue pour nous une seconde nature, notre soumission à toutes les conventions généralement admises, notre distraction continuelle et notre hâte, et, par-dessus tout, cette avidité qui nous pousse à dévorer les appétissantes nourritures que ces romans nous offrent, nous font accepter de nous laisser prendre aux surfaces trompeuses que cette forme fait miroiter devant nous.

    Quand on voit l'emprise que ces formalistes parviennent à exercer aujourd'hui sur le roman, on ne peut s'empêcher de donner raison à ceux qui affirment que le roman est le plus désavantagé de tous les arts.

    Il est difficile, en effet, d'imaginer que les romanciers puissent se permettre quoi que ce soit de comparable à l'évasion qu'ont tentée les peintres, quand ceux-ci ont fait sauter d'un seul coup tout le vieux système de conventions--qui servait moins à révéler, comme autrefois, qu'à masquer ce qui était à leurs yeux le véritable objet pictural,— supprimant le sujet et la perspective et arrachant le spectateur aux apparences familières où il avait l'habitude de trouver des satisfactions avec lesquelles la peinture n'avait plus grand'chose à voir. Il est vrai que cette évasion n'a été que de courte durée. Les nouveaux formalistes, imitateurs de ces peintres, eurent vite fait de transformer ces formes vivantes en formes mortes, et les spectateurs d'y retrouver, au lieu des joies faciles que leur procuraient les sujets ressemblants de la vieille peinture, celle que donne la vue d'agréables motifs décoratifs.

    Mais comment le romancier pourrait-il se délivrer du sujet, des personnages et de l'intrigue? Il aurait beau essayer d'isoler la parcelle de réalité qu'il s'efforcerait de saisir, il ne pourrait qu'elle ne soit intégrée à quelque personnage, dont l'oeil bien accommodé du lecteur reconstituerait aussitôt la silhouette familière aux lignes simples et précises, que ce lecteur affublerait d'un «caractère,» où il retrouverait un de ces types dont il est si friand, et qui accaparerait par son aspect bien ressemblant et «vivant» la plus grande part de son attention. Et ce personnage, quelque effort que le romancier puisse faire pour le maintenir immobile, afin de pouvoir concentrer son attention et celle du lecteur sur des frémissements à peine perceptibles où il lui semble que s'est réfugiée aujourd'hui la réalité qu'il voudrait dévoiler, il n'arrivera pas à l'empêcher de bouger juste assez pour que le lecteur trouve dans ses mouvements une intrigue dont il suivra avec curiosité les péripéties et attendra avec impatience le dénouement.

    Ainsi, quoi que fasse le romancier, il ne peut détourner l'attention du lecteur de toutes sortes d'objets que n'importe quel roman, qu'il soit bon ou mauvais, peut lui fournir.

    Bien des critiques, d'ailleurs, encouragent, en s'y laissant aller eux-mêmes, cette distraction et cette légèreté des lecteurs, et entretiennent la confusion.

    Il est étonnant de voir avec quelle complaisance ils s'appesantissent sur l'anecdote, racontent «l'histoire,» discutent les «caractères» dont ils évaluent la vraisemblance et examinent la moralité. Mais c'est en ce qui concerne le style que leur attitude est le plus étrange. Si le roman I est écrit dans un style qui rappelle celui des classiques, il est bien rare qu'ils n'attribuent à la matière,que ce style recouvre, si indigente soit-elle, les qualités d'«Adolphe» ou de «La Princesse de Clèves. »

    Si, au contraire, un de ces romans aux personnages si ressemblants et aux intrigues si passionnantes, se trouve être écrit dans un style plat et lâché, ils parlent de ce défaut avec indulgence, comme d'une imperfection regrettable, sans doute, mais sans grande importance, qui ne peut choquer que les délicats, qui n'entame en rien la valeur véritable de l'oeuvre: quelque chose d'aussi superficiel, d'aussi insignifiant qu'une petite verrue ou un simple bouton sur un beau et noble visage. Alors que c'est plutôt le bouton révélateur qui apparait sur le corps du pestiféré, la peste n'étant ici rien d'autre qu'une attitude peu sincère et peu loyale envers la réalité.

    Mais la confusion est portée à son comble quand, s'appuyant précisément sur cette tendance du roman à être un art toujours plus retardataire que les autres, moins capable de se dégager des formes périmées, vidées de tout contenu vivant, on veut en faire une arme de combat, destinée à servir la révolution ou à maintenir et à perfectionner les conquêtes révolutionnaires.

ces romans i.e., les romans traditionnels.
que cette forme fait miroiter devant nous with which this form dazzles us.
ces formalistes i.e., les auteurs des romans traditionnel s.
dés avantagé unfortunate.
nouveaux formalistes new formalists (those who copied the forms of abstract art without comprehending or fecling its inspiration).
ressemblant - true-to-life.
Parcelle - particle.
il ne pourrait qu'elle ne soit intégrée à - he could not avoid its being integrated into.
s'appesantissent sur l'anecdote - dwell upon the anecdotal elements.
la matière que ce style recouvre - the subject matter glossed over by this style.
Adolphe: famous romantic novel (publ. 1816) by Bendamin Constant.
La Princesse de Cleves: a novel by Madame de La Fayette; generally considered to be the earliest French novel (1678), like Adolphe, it studies the psychology of a character.
verrue - wart.
bouton - (here) pimple.
pestiféré. . . peste plague victim . . . plague (perhaps an ironic reference to Camus' novel, La Peste).
retardataire - backward.
destinée a servir la révolution - a thrust at authors who, like Sartre or even Camus, use their art as propaganda for a philosophic or political system.
Nathalie Sarraute: L'Ere du soupçon. Paris: © Editions Gallimard, 1956. Reprinted by permission of the publisher.